PANORAMA 7

2 juin
— 17 juil. 2006

Du 2 juin au 17 juillet 2006

Notre meilleur monde. Il faut avoir perdu le sens commun pour avancer une formule pareille. De quelque manière qu’on essaie de l’interpréter, la tentative tourne court et les mots perdent leur sens. Ils semblent même ne plus pouvoir aller ensemble. (…) Le renversement n’est pas de peu d’ampleur. Il sous-entend une transformation totale des conditions de production et des relations entre l’artiste et le reste du monde. Il détermine un clivage entre deux attitudes difficilement compatibles et qui grosso modo se définit de la sorte : soit des œuvres qui « accompagnent » le développement du monde moderne dans le registre de la description ou de l’adhésion ; soit des œuvres qui, à l’inverse, s’ingénient à créer du désordre et à révéler les méfaits de ce monde nouveau. Le primitivisme est le mode majeur de ces arts de la négation. Il n’est pas réservé au dessin, à la sculpture et la peinture. Il peut prendre possession de la danse – si même la danse ne lui est pas liée pour ainsi dire par définition. Il peut s’immiscer là où il semble indésirable et impossible, là où les technologies sont, par définition, très peu primitives. Il est alors trouble, dérèglement, déstabilisation des modes d’emploi, de l’économie et des régimes ordinaires des images. Le Fresnoy est l’un des lieux de ces troubles et dérèglements. Le Fresnoy, justement. Il serait temps de dire un peu ce que c’est et ce qui s’y passe. Du point de vue de l’architecture : l’alliance impossible d’un bâtiment qui était autrefois destiné aux réjouissances dites populaires – danse, patinage, catch etc…- et d’une structure de type laboratoire pour industrie de pointe. Les parquets usés, les rambardes en gros tubes de fer, les colonnes massives d’une part ; les poutrelles et câbles métalliques, le béton, le verre de l’autre. Autrement dit : la conjonction de l’archaïque et du technologique, conjonction qui est de l’ordre du paradoxe et du court-circuit. (…) Conjonction de l’archaïque et du technologique : la définition convient autant à ce qui se passe au Fresnoy qu’à l’endroit lui-même. Les machines qui y sont rassemblées ont des possibilités immenses et permettent de faire à peu près tout d’une image ou d’un son – à peu près tout ce que l’on sait en faire à l’âge du numérique, des réseaux planétaires, des puces et des mémoires. Or ce que l’on sait en faire, nul ne peut l’ignorer. On en fait d’ordinaire les spectacles de notre meilleur monde, ses films de divertissement grand public, ses publicités, ses clips et aussi ses informations, qui sont souvent bien suspectes. Le Fresnoy, livré à un quelconque des industriels du spectacle d’aujourd’hui, deviendrait immédiatement un grand studio de productions télévisuelles et cinématographiques. Les ordinateurs y calculeraient infailliblement les effets spéciaux de Jurassic Park IV et de Basic Instinct 3 ; ils combineraient avec une aisance impeccable les spots d’une ou plusieurs chaînes télévisées et, dans la grande nef, il serait facile de construire quelques plateaux pour talk shows, reality shows et autres « jt ». Les mêmes, avec les programmes adéquats, administreraient tout aussi efficacement quelque système de repérage et surveillance satellitaire ou les archives de quelque service chargé du maintien de l’ordre – hypothèse très 1984 de tonalité, mais réalisable en peu de temps grâce à la merveilleuse efficacité des technologies sans cesse perfectionnées d’aujourd’hui. 

Or ces technologies sont confiées à un petit groupe cosmopolite et hétéroclite de filles et de garçons qui en tirent parti pour donner forme à des idées et des désirs strictement personnels, projets dénués de toute efficacité économique, entreprises indifférentes à tout impératif de rentabilité. Avec ces matériels si perfectionnés, ils bricolent des souvenirs d’enfance, des fantasmes intimes, des fables singulières, des pièges à sensations. Tout cela est terriblement archaïque. Ces activités sous-entendent une certaine conception de l’être humain qui ne le réduit pas à un Janus producteur et consommateur. Les travaux qui s’accomplissent au Fresnoy en appellent à des comportements et réactions qui se nomment émotion, stupeur, contemplation, inquiétude, rire, mélancolie. Ils ne s’adressent pas à ce « spectateur distrait » dont Benjamin avait annoncé le règne avec un peu moins d’un demi- siècle d’avance sur les évènements mais à des semblables qui ne peuvent se contenter de la passivité amnésique et aboulique qui serait devenue la règle : ils s’adressent à des vivants, autrement dit. (…) Ce qui vient d’être suggéré a un nom : cela s’appelle détournement. Quand un instrument, quel qu’il soit, est employé à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été prévu, il fait l’objet d’un détournement. Un morceau de tissu détourné de la fabrication de vêtements, cela peut s’appeler peinture. Un morceau de pierre détourné de la construction, cela peut s’appeler sculpture. Des objets variés détournés de leur usage premier, cela peut s’appeler installation ou assemblage. Des minutes d’images et de sons détournées de la communication et du divertissement, cela peut s’appeler court métrage ou vidéo expérimentale. Dans la situation actuelle, dans ce meilleur monde qui serait le nôtre, ces détournements sont l’un des moyens – le principal sans doute – pour se dégager des contraintes et des habitudes et pour gagner un espace plus vaste de liberté. Il ne s’agit que de retourner contre ce monde même ses procédés et ses instruments pour s’opposer à lui. C’est ce qui s’est passé une fois de plus au Fresnoy pendant les derniers mois. Et ce sont les résultats de ces opérations semi clandestines qui sont exposés dans Panorama 7.  

Philippe Dagen 

Les artistes


Emilie AUSSEL, Johan BERARD, Delphine de BLIC, Loïc BONTEMS, Benoit BOURREAU, Daniel BROWNE, Torsten BRUCH, David BURROWS, Sébastien CAILLAT, Cléa COUDSI, Fanny DOUARCHE, Teboho EDKINS, Bruno ELISABETH, Michela FRANZOSO, Antonia Armelina FRITCHE, Aurélie GARON, Fabien GIRAUD, Nicolas GIRAUD, Ana Maria GOMES, Benjamin GOULON, Laura GOZLAN, Hakeem b, Marie HENDRIKS, Céline HUYGHEBAERT, Zoé INCH, Hélène IRATCHET, Mickael KUMMER, Zhenchen LIU, Dmitri MAKHOMET, Alejandro MONCADA, Eric MUTEL, Tami NOTSANI, Olivier PERRIQUET, Altinai PETROVITCH NJEGOSH, Leslie PLUME, Shalimar PREUSS, Alain PUEL, Cyprien QUAIRIAT, Bertrand RIGAUX, Julien ROBY, Guillaume SÉGUR, Banya SIM, Daan SPRUIJT, Julien TARRIDE, Oleg TCHERNY, Florent TROCHEL, Emmanuel VANTILLARD 

Accompagné·es pour l’année 2005/2006 par : Chantal Akerman, Kurt Hentschlager, Catherine Ikam, François Rouan, Paolo Pachini, Mauro Lanza, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

Commissaires


Philippe Dagen, professeur à l’Université de Paris I, historien de l’art et critique au journal Le Monde

Scénographe


Christian Kieckens

Partenaires de l’exposition


Lille Métropole Communauté Urbaine, Aaton, ABAF, Alliance Française Bombay, Besen Family Foundation, Centre Social Boilly – Tourcoing, CFA, Lomme, Cinémathèque française, Color-by-Dejonghe, Commission Européenne FSE Objectif 3, Conaculta Fonca, Corian Fuji, CRIIP-IUT de Cachan, Crystal Equipement, Discreet, Faces Institute, Feeling Music, Festival Latitudes Contemporaines, Fondation Royaumont, Fonds voor beeldende kunsten, Franska Institutet, Fujinon France, Gmem Marseille, Grame Lyon, Hidentity, Ice Hotel, Inria, Interactive Institute, Ircam, Isaweeye,Palestine, Kodak France, La Condition Publique, La Nouvelle Piste, Le Pasino, Leroy Merlin, Les Films du Nord, Lycée Gambetta – Tourcoing, Lycée St. Claire – Lille, Lycées Misgav, Tefen, Sachnin, Israël, Maison Européenne de la Photographie, Maison Folie de Wazemmes, Manganelli (Villeneuve d’Ascq), Ministère de la Recherche, Musée Départemental de l’Oise, NCS, Nicephore Cité, Palais de Tokyo / site de création contemporaine, Post Logic, TSB Computer, Ville de Lille, Ville de New York, Ville de Roubaix, Ville de Tourcoing, Vormgeving en bouwkunst, Wroblewski Multimedia 

© Scenarii, Florent Trochel, film, 2006, Production Le Fresnoy – Studio national des arts contemporains


Autour de l'exposition :